«D’ordinaire, ce sont les patients qui se dénudent devant nous. Inverser la vapeur, c’est explorer la fragilité de ce statut.» Eugénie de Weck, 23 ans, est étudiante en médecine et membre des Saturnales, mythique association genevoise liée à cette faculté et connue pour ses fêtes bien secouées. Cette année, pas de liesse collective en raison de la crise sanitaire, mais le maintien du calendrier déshabillé, une jolie tradition commencée en 2009 et qui se double, cette édition, d’une réflexion sur les discriminations.

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A l’enseigne de la cuvée 2021, 50 futur(e)s médecins ont posé nu(e)s devant l’objectif raffiné de Diane Dedoyan, étudiante à la HEAD, pour dénoncer 12 tabous ou autres archaïsmes de notre société. Des menstruations à la discrimination raciale, en passant par les sports genrés ou la pilosité, chaque mois assure sa mission. Le résultat, réalisé souvent en plein air, entre lac et rivière, force l’admiration. Le petit plus? Les bénéfices de ce calendrier, vendu 17 francs sur le site des Saturnales, sont reversés à trois associations œuvrant pour l’écologie et le mieux-être des enfants ou des adolescents.

L’éternel tabou des règles

Le cliché est baigné d’une douce lumière de fin d’été. Quatre jeunes femmes aux cheveux longs posent nues, les pieds dans l’eau de l’Arve, façon naïades. De prime abord, tout est calme et volupté, courbes et velouté. Et puis, ce détail qui détonne. Du sang sur les cuisses et les doigts. Le sang des règles, celles qui, «dans plusieurs pays, imposent encore le retrait de la vie sociale et restent taboues chez nous», dit la légende de mars.

En avril, même intensité. Cette fois, ce sont cinq garçons, debout, qui semblent immergés dans une eau bleutée. L’un pose sa tête sur l’épaule de son voisin, un autre, le bras appuyé sur une épaule amie, porte un petit lapin. Le tableau rappelle l’esthétique du cinéaste Atom Egoyan, quelque chose de doux et de dérangeant à la fois. Le pitch de ce mois consacré à l’émoi? «La masculinité hégémonique – concept posant les bases de la virilité – ne favorise pas l’expression des émotions. Cette contrainte sociétale millénaire oblige les individus à taire une part essentielle de leur personnalité.»

 

Le foot et la ferme

Imaginé par quatre étudiantes en médecine, ce calendrier se révèle aussi plus léger. Cette photo de juin, par exemple, qui montre, toujours nues, six jeunes filles aux poses énergiques, chaussettes et chaussures de foot aux pieds sur le gazon artificiel du Stade de Genève. Leur revendication? Pratiquer, sans se sentir déclassées, des sports estampillés masculins. Ou cette photo de mai qui présente six paires de fesses face au blé levé, portant haut des fumigènes couleur arc-en-ciel. De quoi souligner que chacun peut pratiquer la sexualité de son choix et adopter le genre qui lui convient.

En matière de légèreté, on repère également cette partie de campagne: quatre filles et un garçon nus qui s’affairent parmi les vaches et les bottes de foin. Une scène à la ferme qui rappelle que dans certains métiers, comme le secteur agricole, «les femmes sont sous-représentées et parfois sous-payées», déplore la légende de septembre.

«Libérez les tétons»

D'autres revendications, sur le même ton? La liberté d’expression, la pilosité libérée ou la lutte contre le diktat d’une beauté uniformisée – dans une serre qui fait sans doute allusion à la notion de «belle plante», six jeunes affichent, en pointillé sur leur nudité, les zones à retoucher. Août s’en prend aux discriminations raciales et novembre affirme, à l’image du foot pour les filles, le droit pour les garçons de pratiquer la danse ou l’équitation. Une photo particulièrement réussie où les jeunes hommes semblent frappés de pétrification pour avoir osé enfiler un tutu rose ou des chaussons dorés…

Et puis, il y a cette drôle de photo d’octobre. Couchés au sol, quatre filles et un gars dissimulent leurs tétons derrière un rectangle noir. Eugénie de Weck explique: «Cette image souligne le fait que, dans la publicité et sur les réseaux sociaux, la nudité et, en particulier, les tétons féminins ne sont pas autorisés alors que, sur la voie publique, on est envahis de représentations très provocantes du corps de la femme et de l’homme.» Reprenant le hashtag #freethenipple, la légende d’automne lance: «Viens, on arrête de sexualiser le corps des autres, ils valent bien plus que ça!»

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«C’est exactement à cause de cet interdit que toutes les jeunes femmes de ce calendrier cachent leur poitrine», explique l’étudiante en médecine, qui poursuit: «Au départ, on pensait se concentrer sur les discriminations sexistes, puis on a élargi les thématiques pour être plus universels.» Et l’esthétique? Ce côté très léché et à la fois insolent, qui l’a imaginé? «Avec Diane Dedoyan, qui étudie le graphisme à la HEAD et qui a pris les photos, on a voulu un visuel plutôt léger, lumineux, de sorte à ne pas alourdir le propos qui est déjà assez costaud.»

Nudité en public, le hic

Pour réaliser ces clichés dénudés dans les lieux publics, les Saturnien(ne)s ont dû imaginer des stratégies. «Parfois, comme sur la plage de Corsier, nous avons demandé aux gens de regarder ailleurs ou alors, pour les photos de l’Arve, des veilleurs, postés sur le chemin, demandaient aux promeneurs de ne pas descendre sur la plage, le temps de la photo.» Une image a-t-elle posé des problèmes particuliers? «Oui, la photo sur les discriminations raciales. Nous aurions souhaité plus de métissage, plus de représentation des différences, et c’est d’ailleurs la seule photo pour laquelle nous avons démarché des personnes en particulier. Mais, malheureusement, même si ces étudiants ont applaudi la démarche, ils et elles n’ont pas souhaité poser nu(e)s.»

Comment, elle-même, a-t-elle vécu le fait de se dévoiler? «Ça fait un peu bizarre de se dire qu’on va se retrouver au-dessus de la cheminée, dans un salon inconnu. Heureusement, Diane, la photographe, a un tel talent et une telle délicatesse que les séances se sont super bien passées et le résultat est classe!»