10 novembre 2024

Naturisme et éthique

Naturisme et éthique
(5351 mots dans ce texte )  –   lu : 48084 Fois     Ce texte du psychologue français Marc-Alain Descamps jette un regard sur l’éthique naturiste et les leçons à en tirer pour le bénéfice de notre société contemporaine. Matière à réflexion pour un projet de société…
Nous manquons d’études sur le naturisme, surtout d’études faites de l’extérieur. Même si elles étaient faites avec un esprit critique ou polémique, cela nous serait finalement utile. Jusqu’à maintenant on devait se contenter de quelques remarques éparses dans de rares livres comme l’Histoire de la pudeur (Bologne, 1986) ou Le nu vêtu et dévêtu (Laurent, 1979). Le comble était atteint par Jean Brun, qui a écrit 227 pages sur La nudité humaine (Fayard, 1973) sans jamais dire un mot sur le mouvement naturiste contemporain, en affectant d’ignorer son existence.

Et voilà que soudain paraissent trois livres sur la plage et le monde de la plage : Désir du rivage: de nouvelles représentations aux nouveaux usages du litoral (Conservatoire du littoral, 1993), Sur la plage, moeurs et coutumes balnéaires, de Jean-Didier Urbain, (Payot, 1994) et Corps de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus de Jean Claude Kaufmann (Nathan, 1995). Ces trois études par des sociologues professionnels sur la société des vacanciers textiles dans les activités de plage sont une aide, surtout la troisième étude qui rend manifeste les différences avec le monde naturiste. Ceci peut nous aider à comprendre ce qu’est le naturisme, à mieux saisir ce qu’est son éthique et avancer vers l’élaboration d’un projet de société.

Qu’est-ce que le naturisme ?

Il existe bien des conceptions et des définitions du naturisme, depuis les plus négatives jusqu’aux plus positives.

La position nihiliste déclare que le naturisme “c’est rien”, “surtout pas une philosophie”, “chacun vit son naturisme comme il l’entend”. Ce qui signifie “nous n’avons rien en commun, laissez-moi faire ce que je veux, je fais semblant, pas vu pas pris”. Il y a toujours des hommes (et des femmes) pour le répéter sans cesse et pour l’écrire sans gêne. Et il nous faut comprendre ce qu’ils veulent dire par là. Si chacun vivait comme il l’entend sa participation à un orchestre ou la conduite automobile, ce serait un échec catastrophique.

À l’opposé de ces nihilistes, nous ne nous lasserons pas d’expliquer que le naturisme est au moins un art de vivre et qu’il peut devenir une philosophie et même pour quelques-uns une sagesse.

Les spécialistes et les intellectuels en France commencent tout juste maintenant à entendre ce que les naturistes et nudistes ont à enseigner. C’est-à-dire, ils semblent enfin comprendre un peu ce qu’ils ont inventé: un progrès décisif de la civilisation par une transformation commune de l’homme et de la société.

Il convient de préciser ici quelques unes de ces inventions les plus importantes.

Un travail considérable dans la compréhension de ce qu’est la civilisation a été réalisé par Norbert Elias. A partir de son livre de 1939 sur le processus de civilisation (traduit seulement en 1969 en français chez Calman-Lévy sous le titre La civilisation des moeurs) , il a montré comment à la Renaissance l’instauration des “bonnes manières” et de la politesse allait avec un changement d’attitude face au sexe, à la mort et à l’agressivité. Ce sont les moeurs de la ville : civilité, politesse, urbanité (la ville se dit polis en grec et civis ou urbs en latin), qui sont en opposition avec la rusticité des moeurs des campagnards, forestiers et montagnards. Le civique est à l’opposé du rustique. Au Moyen Âge, les quelques règles étaient imposées comme des commandements divins tout en étant très peu respectées. À la Renaissance, d’abord dans quelques cités d’Italie du nord, puis partout en Europe, s’installe une nouvelle manière de vivre : l’observation des comportements d’autrui pour en comprendre la logique et s’ajuster à eux. Cette observation incessante des autres sur les places et lieux de promenade et de parade engendre des phénomènes de mode et d’imitations collectives dans une pression sociale normative considérable. De nouvelles normes s’auto-imposent d’elles-mêmes comme base de la civilitas : n’offenser personne et pardonner aux autres leurs transgressions. Elles sont indispensables pour pouvoir vivre ensemble dans une grande proximité et se supporter avec un minimum de heurts.

Maintenant, en prolongement de ses analyses, on peut considérer que si la première étape du processus de civilisation a été à la Renaissance l’invention de la pudeur, la seconde étape du processus de civilisation est en train de s’inventer au XXième siècle avec la banalisation du nu et le contrôle des émotions. La grande offensive du CORPS LIBRE débute en 1920 à la fin de la première guerre mondiale pour s’épanouir dans la grande dénudation balnéaire à la Libération en 1945. Toute cette épopée du corps a été étudiée en détail dans Ce corps haï et adoré (Descamps, 1989). La grande invention sociale du naturisme est de réaliser la totale dénudation des corps masculins et féminins et de ne pas en tenir compte, de faire comme s’ils étaient habillés, de ne pas les dévisager avec trouble et insistance, mais au contraire de continuer ses activités habituelles comme si de rien n’était. Et depuis plus de 70 ans, il a été montré que c’était possible et prouvé par tout un chacun comme si de rien n’était.

De ce point de vue on aboutit à une nouvelle définitiondu naturisme : “le naturisme est une pratique sociale de la nudité collective s’organisant dans un système de regards qui rend le corps (et le sexe) invisible car banalisé “.

Mais le fait de ne pas regarder (au sens de “mater”) un corps nu si attirant suppose une éthique chez chacun des interlocuteurs.
L’éthique naturiste

On a souvent dit que c’est l’éthique qui fait la différence entre le nudiste et le naturiste. Mais on s’est lourdement trompé sur cette éthique : elle n’est pas celle que l’on croit.
Un magazine cet été titrait sur la guerre des nudistes et des naturistes ; elle n’a pas eu lieu car il ne s’agit pas de troupes ou de groupes reconnaissables. Personne n’est un naturiste à vie, ni un nudiste permanent, mais, au contraire, chacun se comporte souvent en nudiste et parfois en naturiste. Il ne s’agit que de deux types de comportements entre lesquels on alterne constamment selon les moments, les lieux, les sortes d’activités, les occasions et les partenaires. Et si à la rigueur on tient à en faire deux attitudes, il faut bien préciser qu’elles coexistent en chacun. Je me souviens d’un article ancien intitulé “Point de vue d’un simple nudiste” qui était d’un authentique esprit naturiste, mais l’auteur se nommait nudiste car il ne voulait pas passer pour un moraliste donneur de leçons.

Là en effet se trouve le problème, il est dans la différence entre la morale et l’éthique. La morale est un ensemble de règles et de commandements, imposés de l’extérieur au nom d’une autorité (en général religieuse) et sous menace de sanctions. Cette morale formée d’interdits contraignants est actuellement refusée par les jeunes ; ils qualifient de “tabous” ces interdits et ces commandements. Et ils n’en sont pas moins moraux pour autant car ils ont inventé l’éthique. L’éthique est une exigence intérieure, libre et individuelle de réalisation des Valeurs, qui est le ferment et le principe de progrès des morales, en critiquant les morales traditionnelles et les mœurs actuelles. Le fait d’exiger le respect d’une éthique remplace pour les jeunes l’obéissance à une morale. La première éthique à s’inventer est l’éthique écologique, puis se constituent l’éthique biologique et médicale, celle des affaires, des entreprises, de la Bourse, de la politique… Mais le domaine le plus paradoxal de l’éthique est celui de la guerre, qui en principe est la négation de tout droit, et qui en vient à respecter des conventions éthiques avec les notions de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

L’éthique naturiste doit bien prendre conscience de son invention, de sa réalité et de son vécu. Elle a du mal à le faire car elle a été brouillée dès le début par une confusion avec une certaine morale. On a cru, et certains croient encore, que le naturisme comporte tout un ensemble d’abstinences : ne pas manger de viande, ne pas boire d’alcool, ne pas fumer, ne pas suivre la mode vestimentaire, pas d’érotisme et très peu de pratiques sexuelles, et pour les femmes pas de maquillage, de parfum, de bijoux voyants, de souliers à talons hauts, etc. Il s’agit en réalité d’un idéal puritain qui a été préconisé et suivi dans certaines églises protestantes anglo-saxonnes ou dans quelques communautés américaines. Quelques-uns des premiers nudistes suivaient ces règles et donnaient au départ un air de respectabilité à l’organisation de la nudité pour des activités de plein air collectives. Puis, ils ont été de moins en moins nombreux et maintenant il n’y en a plus qu’un par club quand ce n’est pas un par région. Le cas de la Suisse est significatif : vers 1927, le fondateur Edouard Frankhauser a interdit pendant longtemps la viande, l’alcool et le tabac dans sa fédération. Alors, les non-abstinents ont fondé une autre fédération qui a grandi et a fini par absorber la première en 1981.

Il faut donc tirer les leçons du passé et ne pas nous complexer avec des interdits invivables.Le naturisme n’est pas dans l’abstinence, mais dans la modération. Un idéal peut être proposé, il ne peut pas être imposé. Bien entendu, tous les naturistes reconnaissent qu’il vaut mieux manger moins de viande, ne pas fumer et boire peu d’alcool, mais dans tous les terrains il y a des fumeurs et on se réunit autour de brochettes ou de méchouis, arrosés raisonnablement. La société tout entière progresse dans le sens de la modération. La conduite automobile fait renoncer à trop d’alcool et la mode de la cigarette est en train de passer. Répétons-le, ce qui est naturiste, c’est le naturel, la sobriété et le détachement, mais pas l’abstinence, l’interdit et la répression. Commençons par réaliser que notre apport est ailleurs et que c’est cela le plus important.

Il est dans ce qu’on a appelé “le naturisme comme nouvel âge du bronze”. L’apparition du corps nu est tellement importante qu’elle constitue une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité, analogue à la découverte du bronze puis du fer. Elle se situe dans la transition entre l’ère du travail en miette et l’apparition de la civilisation des loisirs. Les valeurs guerrières de haine et de méfiance cèdent le pas à celles de paix, de confort et de plaisir. Dans les temps de non-travail se développent les pratiques de vacances et de tourisme. Le vacancier est celui qui se trouve dans une période de temps libre ; son importance sociale en France a commencé en 1936 avec l’apparition des congés payés des travailleurs. Le touriste est un vacancier itinérant qui voyage pour son plaisir, alors que le villégiateur séjourne en un lieu de vacances et que l’estivant est le vacancier de l’été. Les vacances sont un phénomène social considérable en ce qu’elles jouent un rôle d’exutoire et d’inversion des valeurs. Ce rôle indispensable était autrefois tenu par la fête. Chez bien des peuples naturels, dits “primitifs”, la fête est une courte période d’inversion totale des valeurs qui sert finalement à l’observance habituelle des règles et tabous. Pendant le Moyen Age en Europe, il en est resté des survivances avec les lieux de pratique des orgies gauloises, du “shabbat des sorcières”, de la fête de l’âne, des fous et autres carnavals.

Les vacances des civilisés prennent la suite de ces fêtes et ainsi notre vie se partage entre un temps d’austérité, de peine et de dur travail et à l’opposé les périodes de temps libre et de vacances où l’on fait tout le contraire. C’est donc le temps du changement dans tous les domaines : habitat, relations, alimentation, fréquentations… En vacances, tout est permis, c’est la grande liberté, on est là “pour s’éclater, faire la fête et s’en payer”. Les lieux de villégiature, comme les plages, sont des promesses de bonheur pour ceux qui ont la chance de pouvoir en profiter. Comment organiser les centres de vacances pour qu’ils deviennent la réalisation de l’utopie concrète ?

Ceci est encore plus vrai dans les terrains naturistes. Le domaine naturiste est une image hyper-réelle de la vie collective.C’est un lieu où la société se dénude. Et ceci est vrai dans toutes les acceptions de ce terme. Le terrain est un lieu spectaculaire, un endroit où l’on se donne en représentation, comme la scène d’un théâtre. C’est ce que l’on a pu remarquer pour toute plage, qui est d’ordre spectaculaire, mais ceci est encore plus vrai avec le naturisme. Tout le monde sait que l’entrée sérieuse dans cette pratique est un ressourcement. Il faut faire table rase de tout un passé de croyances, de préjugés, de honte, de respect humain, de peur du “qu’en dira-t-on”. Si l’entrée sur une plage est l’entrée dans le théâtre social des corps dénudés, l’entrée délibérée dans le naturisme est une initiation, au sens de début d’une seconde vie. Le naturisme est bien par là la mémoire retrouvée de nos rêves, de nos rêves les plus chers et les plus fous, le retour à l’état de nature.

Il faut donc comprendre le naturisme comme un système nouveau de production de valeurs. L’éthique naturiste est là et non pas dans un moralisme étroit. La fonction du corps nu est d’exprimer les valeurs du naturel, du propre, du sain, du pur et de l’innocent. Rien ne le montre mieux que l’enfant, le premier des nudistes. Par la joie de ses jeux, il est celui qui manifeste le mieux l’idéal d’aisance et de spontanéité. Par son incarnation de la jouvence, il sert de vecteur à tous les besoins de régénérescence et de re-création. Il est le porte-drapeau de la société future. C’est lui qui rendra effectives les valeurs futures.

1. La réhabilitation du corps humain et de la sexualité. Après 2 500 ans de honte et de proscription du corps, ce vingtième siècle aura été celui de sa libération. L’idée même de corps humain n’avait aucun sens et aucun philosophe n’en a parlé avant 1943. Quand au sexe, il avait été assimilé au mal, à “la faute” et au péché originel par divers courants religieux. Et la morale avait fait une fixation obsessionnelle monomaniaque sur tout ce qui touchait au sexe (alors qu’elle restait tragiquement muette sur le travail, l’exploitation ou le racisme…). Bien entendu, à sa libération, certains sont tombés dans l’excès contraire : l’adulation du seul corps et les incessantes obsessions sexuelles. Le naturisme, justement en ce qu’il n’est pas le nudisme, apporte le juste ton du naturel, par sa jonction avec la nature: c’est le “corps-nature”.

2. Le besoin vital d’un contact étroit avec la nature. Cette soif de la nature qui a saisi les premiers nudistes leur a fait choisir ce nom de naturistes. Toutes ces valeurs d’amour de la nature et de défense des paysages naturels et des vivants ont été complètement intégrées par les sociétés et ont donné lieu à l’invention de la première éthique : l’éthique écologique. Par contre la nudité n’a pas encore été admise comme une part inaliénable de l’écologie humaine. Mais le contact complet avec la nature n’est possible qu’avec l’absence complète de vêtement, le retour à l’état originel de l’homme. La nudité est l’interface entre la nature et le corps humain ; elle seule peut réaliser leur étroite jonction.

Le grand mérite du naturisme est dans la valorisation des sensations au contact des éléments. La plage, qui était autrefois conçue comme “le territoire du vide” (Corbin, 1988), devient le lieu de jonction idéal entre le corps humain et le sable, l’eau, le soleil et le vent. Elle développe donc une torpeur sensitive dans le contact avec un sable doux, chaud et mou. Le soleil est d’abord une sensation épidermique qui réchauffe et qui dore. Quand à l’eau, que ce soit celle de l’océan ou de la piscine, elle n’enveloppe jamais aussi complètement le corps que lorsqu’il est dans l’état naturel de sa naissance.

3. La capacité d’auto-contrôle. Les sociologues disent que les nudistes ont développé des “habits psychiques”. Ce sont tous les mécanismes intérieurs de maîtrise de soi. C’est en effet une prouesse pas banale qu’ils arrivent à réaliser tous les jours depuis maintenant plus de 70 ans en France. Ils prouvent qu’une société entière peut vivre intégralement nue sans être la proie du sexe et sombrer dans une orgie permanente. Car tel est bien le fantasme de tous ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience. Et après une première visite, leur remarque naïve est toujours “Ah bon, il ne se passe rien…”. Cette victoire est une nouvelle avancée du processus de civilisation.

Mais elle se fait avec bien des étapes. Il faut commencer par apprendre la distance émotionnelle, c’est-à-dire prendre du recul et pouvoir acquérir une certaine réserve. On peut s’aider pour bien le saisir de l’exemple du progrès dans un autre domaine : les attitudes face à la mort et les comportements de deuil. Dans ses formes les plus frustres, on est tout entier dans sa douleur et on la manifeste naïvement, sans gêne ou avec exhibitionnisme : on multiplie la mort (expéditions punitives de vengeance, sacrifices d’animaux, d’esclaves, de femmes, de prisonniers…), on se lacère le visage, la poitrine, on s’arrache les cheveux, on déchire ses vêtements, etc. Puis quand on est fatigué de hurler, on engage des pleureuses professionnelles. Enfin, quand on a réalisé que c’est inéluctable et que l’on peut contrôler ses émotions, on vit cette séparation avec sérénité et sagesse, pudeur et discrétion…

Il va en être de même pour le désir sexuel masculin, dans le contrôle des émotions puis l’intériorisation du processus de contrôle. Pour des gens qui vivent tout habillé, la vue d’une femme nue provoque instantanément chez l’homme l’érection et le désir de viol. C’est en tout cas le fantasme que la plupart ont. Or justement la démonstration des nudistes est que cela ne se passe pas ainsi et qu’un homme civilisé sait contrôler ses émotions.

Il est vrai que la conquête n’est pas complète et qu’elle ne porte, pour le moment, que sur le domaine visuel et s’accompagne de l’interdit du toucher. Mais cinquante ans après, les jeunes générations semblent montrer qu’elles sont moins sensibles et peuvent s’accommoder sans trouble de certains contacts, prouvant par-là un meilleur contrôle.
La dernière étape est dans l’aisance qui accompagne cette intériorisation. Elle se manifeste dans la tenue corporelle, les gestes, la démarche, les regards… Le naturel et l’aisance sont la démonstration de la tranquillité intérieure et de l’assurance dans cette capacité d’auto-contrôle. C’est devenu tout simple et cela ne pose plus aucun problème.

4. La gestion des regards. Le regard est devenu le sens hégémonique de la modernité. Il est en effet celui qui met à distance, en voyant venir de loin, comme on tente de le faire avec les émotions perturbatrices.

Un nouveau regard est né dans la première phase du processus de civilisation à la Renaissance. Dans les nouvelles cités libres, l’humanité commence à se regarder avec curiosité. Elle invente des lieux pour cela (le paséo, la place centrale, les grands boulevards…) et des occasions (les processions, les défilés, les entrées triomphales, les fêtes comme le palio de Sienne où la moitié de la ville se costume pour être regardée par l’autre moitié…). Les citadins prennent l’habitude de s’observer mutuellement pour régler leur conduite. L’oeil commence à s’aiguiser et à sortir de son trouble et son flou. Mais l’oeil intelligent juge. Ce regard est critique et analytique ; il détaille, soupèse, apprécie. Ainsi se constituent les réputations et les modes. Ce type de regard a partie liée avec la peinture et suit son évolution. Tout le monde sait aujourd’hui que l’artiste nous prête ses yeux pour voir le monde (de Giotto à Picasso). Ce regard intellectuel s’universalise avec la galaxie Guttenberg (l’imprimerie, les livres et les journaux).

Un autre type de regard naît aujourd’hui avec la civilisation de l’image (de la photo à la télévision). La force des images passe avant le poids des mots. Le déluge imagier exige une accélération du regard. Le temps de projection d’une diapositive qui était de douze secondes peut descendre jusqu’ à cinq, la durée des plans dans les films se raccourcit, selon le modèle des spots publicitaires à la T.V. (où l’on est passé de quatre minutes à trente et même quinze secondes). Tous ces apprentissages augmentent la rapidité de perception du regard, ce qui fait que seuls les enfants peuvent suivre certains jeux d’ordinateurs ou de console, là où les grands-parents ne voient rien du tout. La rapidité de perception des images-fragments ne peut se faire que par une micro-conceptualisation. Ainsi le nouveau regard induit une nouvelle manière de penser, typique des jeunes. La réflexion lente et posée est remplacée par cette micro-conceptualisation qui peut seule réagit à la multiplicité et la rapidité du flux multimédia. Sur la plage avec l’engourdissement et la torpeur végétative, l’ensemble du spectacle ensoleillé parle au corps pas à la tête.

A l’opposé de ceux qui regardent sans rien voir, on en arrive en effet aujourd’hui à voir sans regarder. Et c’est ce type de regard qui est celui des nudistes. Il est retrouvé par Kaufmann sur les plages à propos des seins nus. En effet, sur une plage on se parle très peu entre groupes et chacun dans le silence parle avec ses yeux. Cette pression normative exercée par ces regards silencieux est très vite ressentie. Aussi en défense, les femmes aux seins nus ne tolèrent que le nouveau type de regard. C’est d’abord un regard discret, qui ne fixe pas avec insistance comme l’ancien regard masculin hypnotisé par l’apparition d’un bout de dévoilé. Ce nouveau regard circulaire balaie l’ensemble du champ visuel (ici la plage) sans s’attacher à rien. S’y ajoute l’apprentissage par l’homme de l’ancien regard féminin, qui utilise la vision périphérique. L’homme autrefois mettait toujours ce qu’il voulait voir au centre de son champ de vision pour le fixer et le détailler, alors que la femme par discrétion était entraînée à garder le regard vague à trois ou quatre mètres à coté. Mais ce qui fait la spécificité des nudistes est le regard horizontal et non baissé ; quand on parle à quelqu’un, c’est sa figure que l’on regarde et non pas son sexe.

De plus, les naturistes ont un regard ouvert et non un regard judiciaire. Le regard judiciaire est un regard qui juge, soupèse et évalue. Il en existe différentes sortes, ainsi le regard sartrien, longuement décrit par Sartre, est un regard de langouste qui, à force de critiquer, déshumanise les autres êtres humains et les voit comme des insectes. Le regard ouvert, au contraire, est un regard égalisant, qui accepte sans classer, juger et cataloguer. C’est bien le regard des naturistes qui s’ouvrent et s’acceptent à égalité comme autrui, sans toutes les classifications des vêtements et des uniformes. Alors le nu étant banalisé, le corps devient invisible.

Ainsi la naturisme est le laboratoire avancé de la modernité du regard.

5. La non-discrimination et la récusation du stigmate. Ce qui caractérise toutes les plages, qu’elles soient complètement textiles ou seins nus, comme toutes les piscines, est le préjugé esthétique ou l’exigence de la beauté. Il faut donc sérieusement nuancer leur effet de libération du corps, car de nouveaux mécanismes d’exclusion se sont mis subrepticement en place selon le standard-type social bien connu : jeune, mince et belle (ou beau). Cette norme est impérieuse et absolue dans les piscines et donne lieu a une auto-classification des plages selon leur prestige. Les gens laids, contrefaits, mutilés ou anormaux (par exemple, les groupes de trisomiques 21) se cachent ou se réfugient aux extrémités des plages les plus populaires et les moins fréquentées (avec justement les premiers nudistes).

L’importance du jugement discriminant en matière de beauté joue encore plus sur les plages de seins nus. Selon leur assurance dans la beauté de leurs seins et les regards des autres, les femmes passent de la position sur le ventre, à sur le dos, assise, debout et en marche. Pendant que certains groupes d’hommes décernent des notes de 1 à 10 (Kaufmann, 1995, p. 146). Cette dictature du beau sein est là pour que la beauté dissimule le désir libidineux sous un couvert d’érotisme.

Et c’est l’étonnement des sociologues et de tous les observateurs de s’apercevoir qu’il n’en est pas du tout ainsi sur les plages ou terrains naturistes. En fait, les nudistes étant eux-mêmes les stigmatisés de toute “la bonne société”, ils ont récusés la formation du stigmate et de l’exclusion qui s’y attache. Ayant été victimes des moqueries, de l’opprobre et de persécutions, ils accueillent avec ouverture toutes les différences. Parce que la beauté n’y joue pas son rôle dictatorial, “il est certain que la tolérance morphologique y est beaucoup plus grande” (Kaufmann, p. 188). On comprend par-là la principale objection de ceux qui n’ont jamais pratiqué le naturisme qui est de ne l’accepter uniquement que pour les gens beaux. Alors que pour les naturistes, la beauté est dans le naturel et non dans la stricte conformité au modèle social dominant. Il y a là une incompréhension fondamentale et une rupture totale qui prépare les sociétés futures.

6. Le naturisme comme laboratoire de la démocratie. C’est en effet le lieu où se construisent et se testent les méthodes pour vivre ensemble, tout en permettant à chacun de choisir. On a pu dire et écrire que la plage était par nature tolérante, parce que juger exige de réfléchir et que c’est trop fatiguant sous le soleil. Mais la tolérance c’est aussi l’auto-définition individuelle des normes éthiques, en opposition aux anciennes prescriptions morales collectives.

Cette nouvelle disposition sociale, qui est parfaitement étudiée et analysée par rapport aux seins nus, doit en apprendre énormément au mouvement naturiste. “Chacun est libre de faire ce qu’il veut… je ne trouve plus rien de choquant à notre époque… du moment que cela ne me dérange pas” (Kaufmann, p. 172). Cette tolérance est-elle de la générosité, de l’indifférence ou simplement de la fatigue et de la lassitude ?

Il est certain qu’en ce domaine le mouvement naturiste, formé d’une population jeune et moderniste aux idées avancées, apporte un plus. Il se trouve essentiellement dans l’acceptation de la différence.

D’abord il a une pratique de solidarité et de coopération. Cela grandit avec les différentes pratiques :

– dans le nudisme sauvage, l’individualisme le plus égoïste : chacun pour soi, pas vu pas pris et tant pis pour les suivants;

– sur la plage nudiste, des libertaires qui ne veulent rien payer et faire ce qui leur plaît quand il leur plaît, sans s’occuper des autres;

– dans les centres de vacances, une mentalité de consommateur avec un minimum de solidarité et d’entente pour tirer son épingle du jeu et en profiter au maximum pour en avoir pour son argent;

– dans les clubs, un apprentissage de la coopération (tout est fait par les coopérateurs), de la solidarité (l’entretien est l’oeuvre commune), de la proximité (on doit se supporter car on se connaît et se fréquente régulièrement depuis des années).

Ensuite, l’apport de la nudité intégrale se lie à celui de la nature dans un mélange indissociable qui justifie le terme de “naturiste” à la place de “nudiste”. C’est la communion avec la nature qui permet de retrouver les vrais valeurs. Le soleil est source de santé et de bonheur.

Le projet de société

Le projet de société se dessine à partir de l’éthique naturiste car elle en est l’axe. Autour d’elle vont s’organiser les différentes directions selon les domaines des loisirs et du travail, de l’argent-roi et du travail-compétition, de la famille et de l’éducation, de la vie et des valeurs de la vie, de la mondialisation et de la régionalisation, de la communication lointaine et de proximité, etc.

Par exemple, pour en rester au processus de civilisation, il était transmis aux enfants par la famille, la religion et l’école. Leurs influences se sont considérablement réduites. La morale religieuse n’est plus respectée en France que par une toute petite minorité (environ 15%). Les familles décomposées et recomposées sont dans bien des cas totalement défaillantes et les enseignants ne peuvent arriver à les compenser dans une école déphasée à qui on ne demande plus que de donner un métier et non plus de former des femmes et des hommes en leur donnant de la culture et de la philosophie. Pour les jeunes, tout est remplacé par la télévision, la bande et les orchestres de rock. Le résultat est l’apparition d’une néo-sauvagerie : dans les banlieues dévastées et constituées en zones de non-droit des jeunes, qui ne croient plus à rien, se nomment eux-mêmes des Zoulous ou la Caillera. Totalement frustrés et se jugeant défavorisés, ils sont revenus au stade de la cueillette et de la chasse, confondant la ville et la forêt primitive. La fin du chômage ne suffit pas, seules des valeurs nouvelles peuvent leur rendre l’espoir et les insérer dans le courant de civilisation.

Le naturisme peut collaborer à ce projet de société en méritant son titre de mouvement d’éducation populaire avec les valeurs de la nature et de la vie.

Mais la société est dans un changement accéléré et ses mutations vont encore être bien plus considérables. Ce projet doit donc être souple et évolutif, formé de principes et d’inspirations plus que de descriptions. Car finalement, ce sont les jeunes générations qui l’élaboreront elles-mêmes dans le monde de demain.
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