En Allemagne, dans les années 70, le magazine socialiste Konkret publia pendant un temps des photos de femmes nues en première page, sans que rien, dans le contenu de la revue, corresponde à ces photos : les articles parlaient tous des efforts à accomplir pour changer la société. Les éditeurs cherchaient seulement à tirer parti du fait que le sexe est vendeur pour essayer de diffuser plus facilement leur message. Il est toujours fascinant de voir que d’aucuns se servent du sexe pour vendre quelque chose de grande valeur sur le plan intellectuel. Mais on peut aussi se poser la question suivante : pourquoi les personnes dénudées dans les journaux et les magazines ne sont-elles jamais des hommes ? Il y a là une inégalité criante. Si les gens sont égaux, pourquoi le spectacle d’un homme nu serait-il malvenu, pour ne pas dire obscène ? Quand on m’a demandé de fournir un cliché pour le supplément du Guardian, je me suis dit qu’il me fallait naturellement trouver une chose capable de bousculer la formule traditionnelle de cette publication. J’ai choisi une photo récente que je n’avais pas encore publiée. Elle montre une femme assise dans une position détendue, les jambes écartées. Elle est nue et on voit son corps du nombril aux genoux. C’est une photo qui appelle un chat un chat, qui ne se veut ni excitante ni choquante. Elle a pourtant été considérée comme trop explicite pour le supplément du Guardian. C’est au début des années 90 que j’ai commencé à jouer avec l’idée de la nudité masculine et féminine. Le fait est qu’un homme torse nu ne vit pas la même chose qu’une femme torse nu. Pour qu’un homme connaisse la même sensation de nudité et d’engagement qu’une femme montrant ses seins, il doit dévoiler ses parties génitales. C’est sur ce principe que j’ai fondé ma série intitulée Tel frère, telle soeur, pour la revue iD, en 1992, qui montrait un homme et une femme côte à côte, elle les seins nus, lui sans pantalon ni caleçon. Le titre n’avait aucun rapport avec une éventuelle relation entre les sujets des clichés (deux de mes amis). Il soulignait simplement l’égalité entre l’homme et la femme. Pour les dirigeants de la chaîne de librairies WHSmith, ce titre faisait penser à l’inceste et ces images étaient donc obscènes. La chaîne refusa de diffuser ce numéro d’iD. Deux ans plus tard, j’ai réalisé une autre série de nus pour une revue japonaise. C’est de cette série que vient la photo ci-dessus, intitulée John et Paula assis nus. La revue japonaise a publié la photo, mais sans pouvoir échapper à la censure. John s’est donc retrouvé affublé d’un gros point orange sur le pénis. Il est essentiel de concrétiser la censure de cette façon. C’était l’une des grandes qualités de Storytelling, le film de Todd Solondz. Il comporte une scène de sexe si crue que les producteurs ont voulu la couper. Mais Solondz a refusé. A la place, il a fait tracer de grosses barres rouges sur les parties génitales des acteurs pendant toute la durée de la scène. Chaque fois que les acteurs bougent, les barres les suivent. Cela peut paraître ridicule, mais c’est bien mieux que si toute la scène avait été coupée. La censure varie grandement en fonction des critères géographiques. Sur le continent, la plupart des publications n’hésitent pas à présenter un homme ou une femme nus. En Amérique, la situation est tout autre. Depuis le scandale Mapplethorpe en 1989 (ses clichés de nus masculins avaient provoqué un tel tollé que les politiciens de droite avaient voté pour interdire au gouvernement de financer l’art “obscène ou indécent”), les galeries ne peuvent plus s’offrir le luxe de prendre des risques. En 1996, j’ai réalisé une installation pour une expo de groupe au musée d’Art moderne [MOMA] de New York. Chaque oeuvre a dû être examinée de près par le conservateur, qui a donné son feu vert à tous les nus féminins : les nus masculins, eux, ont tous fait l’objet de discussions, et plusieurs ont fini par être rejetés. Il est absurde que des gens censés être rationnels puissent se montrer aussi aveugles face à cette inégalité. Ce n’est pas seulement une inégalité entre hommes et femmes. On continue de considérer qu’il est plus obscène de montrer à la télévision deux hommes s’embrassant au bord de l’eau que deux hommes qui s’entre-tuent. Comment quelque chose d’aussi horrible que la destruction de deux hommes peut-elle être acceptable, alors que la vision de deux hommes s’embrassant fait scandale ? Ce n’est pas uniquement dérangeant, c’est ignoble. La nudité est si puissante que je m’efforce de ne jamais y avoir recours gratuitement. Et, quand je l’utilise, je ne veux le faire que de façon désarmante, et d’autant plus choquante. Je tiens à montrer des êtres humains qui sont à la fois vulnérables et fiers de ce qu’ils sont, de qui ils sont dans leur corps. C’est une chose si fragile à représenter que je ne veux pas trop en faire. C’est pourquoi je n’ai peut-être réalisé qu’une trentaine de clichés liés à la nudité. Bien que toujours intéressé par l’égalité nue, je ne suis pas revenu sur l’image de John et de Paula que j’ai prise en 1994. Les photos que j’ai faites alors n’ont rien perdu de leur impact, et il n’est donc plus nécessaire de continuer en ce sens. Il y a dix ans, je n’aurais jamais pu créer une image aussi froidement réaliste du corps de la femme que la photo de l’entrejambe que The Guardian a rejetée. J’ai donc franchi une étape. L’amie qui a posé pour moi est d’ailleurs tout à fait satisfaite de la photo. Elle est heureuse parce que le cliché montre le vagin comme quelque chose de véritablement existant, non pas comme un négatif, un trou, comme dans l’imagination de tant d’hommes, mais comme un organe doté de protubérances. Et cela n’a vraiment rien d’obscène.